mardi 4 mars 2014

Les enfants, le travail et la vie moderne


Hier soir, j'ai suivi un bout de débat sur une chaîne de télévision publique française, qui portait sur la place des femmes dans la société. J'ai été choquée par les propos d'une chef d'entreprise, choquée elle-même par le fait que certaines femmes n'appellaient pas leur lieu de travail pour garder un contact pendant qu'elles étaient en congé maternité. La chef d'entreprise en question estimait que ces femmes-là ne devaient pas s'étonner de ne pas retrouver leur poste ou fonction à leur retour (la legislation française prévoit qu'une femme retrouvera un poste égal à son retour de congé maternité, pas forcément le poste occupé auparavant). Ma réaction a été de m'exclamer: "Mais laissez-les tranquilles, qu'elles vivent leur congé maternité comme elles le veulent!" Même si je connais des femmes qui n'arrivent pas à se déconnecter de leur travail dans ce type de situation et même si je peux le comprendre - je ne suis pas sûre que j'arriverais moi-même à totalement laisser de côté mon travail pendant seize semaines aujourd'hui. J'estime tout de même que les femmes qui prennent leur congé maternité sans garder un contact plus ou moins régulier avec leur travail devraient pouvoir y retourner sans être lésées. N'en est-il pas de même de la personne qui est malade? Ou celle qui est en vacances? Faut-il vraiment être disponible pour son employeur à tout temps?

Puis, aujourd'hui je me suis prise à vérifier mes mails professionnels sur mon téléphone portable malgré le message d'absence sur ma boîte mail (quelqu'un pourrait-il m'expliquer pourquoi je reçois un nombre impressionnant de rapports de projets quand je suis en vacances?). Je n'y ai pas répondu, c'est déjà ça. Mais au moins, je sais à quoi m'attendre lundi prochain. Ensuite, je me suis rendue compte que j'étais en train d'anticiper lundi prochain, puis mardi et les autres jours de la semaine. Tout cela parce que mes enfants sont en vacances scolaires, que je n'ai pas de mode de garde et que je me débrouille entre les bonnes âmes qui me proposent de l'aide, les rendez-vous médicaux des enfants, leurs activités extra-scolaires, mes heures de travail à faire, et les déplacements (en direction de l'aéroport pendant le salon de l'auto). Pourquoi toute cette pression, ce stress, cette angoisse? Un mélange de mon éducation, de conscience professionnelle et de la pression que je suis capable de me mettre toute seule probablement. Le malaise de devoir demander à plusieurs personnes de me dépanner, celui de devoir adapter mes horaires de travail une fois de plus, de tirer encore un peu, juste un petit peu...

Je ne travaille même pas dans un secteur où le travail se mesure à la performance ou à l'argent gagné, ni dans un poste où je suis liée à des horaires fixes. Je ne travaille même pas à plein temps! N'empêche que, quand on a des enfants, qui eux sont liés à des horaires scolaires, et encore trop petits pour rester seuls après l'école (sans parler des déplacements dans ma campagne non desservie par les transports publics), on n'est pas libre de son temps. En temps normal, nous nous organisons autour des horaires des enfants: Madame par tôt le matin et rentre pour la sortie de l'école, Monsieur dépose les enfants à l'école le matin et rentre tard le soir, ce qu'il ferait même s'il n'était pas présent à la maison le matin. Nous ne sommes de loin pas les seuls dans ce type de situation, et, même si nous n'avons pas la chance d'avoir de la famille près de nous pour nous aider, nous avons des amis qui nous dépannent et surtout, nous avons la chance de chacun avoir une certaine latitude dans nos horaires de travail. En échange, nous sommes disponibles, nous répondons à des messages tard le soir ou les jours fériés, nous travaillons parfois les jours de vacances.

Nous, la nouvelle génération de workaholics pris dans l'étau des attentes de la société et de la vie modernes.
Vraiment? Je pense à mes parents: ma mère médecin, qui certes rentrait tous les midis et ne travaillait pas le mercredi après-midi dans mes souvenirs de jeune enfant, mais qui n'était souvent pas là le soir pour cause d'urgence, ou le weekend. Mon père pasteur qui sillonnait la moitié de la Suisse pour aller à la rencontre de ses paroissiens, qui était pris tous les weekends. Une famille où la porte était toujours ouverte, où l'on se retrouvait parfois avec des gens venus de loin qui restaient le temps d'un repas ou déposaient leurs valises quelques temps. Je pense à ma tante qui dirigeait un magasin, qui n'avait qu'un jour de congé par semaine et pas de vacances, à mon oncle agriculteur qui commençait sa journée à 5 heures du matin et la terminait parfois très tard selon les travaux à faire. Lui non plus n'a pas connu les vacances, ou très rarement. Je pense aux générations avant eux, et aux travailleurs dans les usines ou dans les mines, qui, il n'y a pas si longtemps,  travaillaient 12 heures ou plus par jour.

En fait, plus les choses changent, moins elles changent. Les mécanismes restent les mêmes, l'argumentation et la situation légale (théorique) ont évolué mais l'être humain reste esclave de tout une ribambelle de contraintes, externes ou internes. Ce qui a changé, ce sont les moyens de se débrouiller, de jongler avec nos vies, nos horaires, nos soutiens. Nous avons gagné en confort, en qualité de vie, de santé, en pouvoir d'achat. Mais fondamentalement, nous gardons les mêmes préoccupations, les mêmes questions, les mêmes problèmes. Nous restons tout aussi humains face à des systèmes et des fonctionnements que nous créons dans nos sociétés. Jusqu'au jour où nous aurons le courage de briser vraiment les chaînes qui sont les nôtres.



dimanche 9 février 2014

Immigrée...

L'histoire que je vais vous raconter est la mienne, mais pas seulement. Elle pourrait être celle de tant d'autres personnes, en Suisse ou ailleurs.

J'ai grandi en tant que fille d'immigrés dans un pays tranquille, stable et à tradition humanitaire. Mon enfance, d'un point de vue identitaire, n'a pas été facile. Petite Hongroise à passeport suisse, j'ai grandi comme francophone dans une ville germanophone. Vous direz que mes parents n'ont pas choisi la facilité. La vie fait que nos choix ne résultent pas toujours sur des solutions lisses, faciles et confortables à tous points de vue. Je ne m'en plains pas, je constate tout simplement que les choses sont toujours plus complexes qu'elles ne paraissent. J'ai donc eu la chance de grandir dans un pays qui ne connaissait ni la guerre, ni la répression. Un pays dont on m'a appris à apprécier et respecter la tradition démocratique, les valeurs et les coutumes. Un pays dans lequel je me sentais bien, même si j'avais quelque peine à trouver mon ancrage identitaire dans ce mélange qu'était la culture hongroise que me transmettaient mes parents, le tiraillement que nous vivions entre le "ici" et le "là-bas" - là-bas qui avait été déchiré et qui ne comprenait pas les lieux d'origine de mes parents -, la vie de petite francophone dans une ville suisse-allemande, qui se faisait traiter de sale Française par les enfants autochtones, l'intégration dans mon quartier avec les enfants suisse allemands, y compris la participation à la danse folklorique avec des copines. Mes souvenirs de cette enfance sont globalement bons, mais compliqués. Je n'étais ni la petite Bernoise dans son groupe de danse, ni la petite Genevoise type exilée à Berne, ni la Hongroise classique, étant originaire de régions hors limites nationales.

Mon père était originaire d'une ville qui a changé dix-sept fois d'appartenance durant les années qu'il y a passées, et qui se situe en Ukraine aujourd'hui. Il est né en pleine première guerre mondiale, durant laquelle un de ses frères est tombé. Un jour, alors qu'il était jeune étudiant, sa mère lui a dit de s'en aller et de ne pas revenir. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que ça veut dire. Moi non. J'ai une intuition du déchirement que cela doit être, mais je ne sais pas ce que c'est de devoir envoyer mon enfant au loin, sans savoir si je le reverrai un jour. Elle ne l'a jamais revu. Il a fait ses études à Bratislava et à Budapest, où il a vécu la seconde guerre mondiale. Un jour, à son travail, on lui a dit de prendre ses vacances, tout de suite. En passant par Vienne, il est arrivé à Genève, dans l'idée de continuer en direction du Canada. Mais le Canada ne voulait pas de lui car il avait eu la tuberculose, maladie qui lui a peut-être sauvé la vie pendant la guerre en le réformant de la bataille armée. C'est comme ça qu'il s'est retrouvé à Genève, où il a repris des études et où il a demandé la nationalité quelques années plus tard. Avec un permis de séjour qui portait la mention "apatride". Apatride.

Ma mère vient de Voïvodine. Elle et sa soeur sont toutes deux nées dans la même maison, mais l'une en Yougoslavie, l'autre en Hongrie. Etrange monde tout de même... Elle est venue en Suisse en 1968 et n'a pas voulu retourner dans son pays dans un contexte où tous craignaient les réactions de l'URSS.

En Suisse, ils vivaient à Genève, qu'ils ont quittée pour Berne quand ma mère a voulu poursuivre une spécialisation médicale pas faite pour les femmes, à savoir la gynécologie et l'obstétrique. Même au sein de ce pays stable et démocratique qu'était la Suisse, les chances n'étaient pas les mêmes partout pour une femme en ce temps-là.

C'est comme ça que j'ai grandi dans la capitale germanophone, moi, petite francophone d'origine étrangère, qui était très à cheval sur les fautes d'orthographe de ses copains. Peut-être parce qu'il fallait prouver, plus que les autres, que j'avais ma place dans cette école de langue française qu'était la mienne?

Jeune adulte, j'ai continué à chercher mes repères, en allant poursuivre mes études à Budapest, puis en revenant à Berne et y faisant mes études, y travaillant. C'était trop dur, je l'avoue. Je n'arrivais pas à exprimer ma pensée avec suffisamment de précision quand j'utilisais le dialecte bernois. C'est ce qui m'a poussé à reprendre des études en mode bilingue à Fribourg. Me rapprocher des racines francophones de mon identité. Puis, j'ai rencontré l'homme qui est devenu mon mari, un Français qui s'était perdu à Berne. Nous avons fini par nous installer à Genève, alors qu'aucun de nous ne pensait y rester. Mais le travail, la ville, la vie ont fait que nous sommes restés là. Ou presque. N'ayant pas trouvé de logement, nous avons opté pour la vie de frontaliers en nous installant à deux kilomètres à peine de la frontière.

Nous non plus, nous n'avons pas cherché la facilité. Qui dit frontalier dit moins de droits, dit préjugés. Moi-même, je me suis entendu dire il y a un an que je savais bien comment ça fonctionnait, les frontaliers coûtent moins cher et sont bien plus intéressants à employer Madame. Et ça par un homme instruit, travaillant dans un domaine supposé humain ou humanitaire. Nous avons gagné de la place, un jardin, la campagne près de la ville. Nous avons gagné un certain confort. Mais nous avons aussi perdu le confort de la ville, des transports publics, de la couverture d'assurance maladie ou d'assurance chômage confortable en Suisse. Nous payons nos impôts dans les deux pays, participons à l'effort social des deux pays et sommes montrés du doigt par ces mêmes deux pays.

Nos enfants grandissent entre deux pays, celui de Papa et celui de Maman. Avec, en plus, le pays d'origine de Maman, les visites à la famille, la vie au village de leur grand-tante. Eux non plus n'auront pas un ancrage identitaire facile, mais qui l'a, de nos jours.

J'espérais qu'ils pourraient grandir dans un monde, dans une époque et dans une région où les frontières et les nationalités ne seraient pas une barrière. Aujourd'hui, je n'en suis pas sûre. Aujourd'hui je pleure et je suis en souci pour mon mari non Suisse qui veut continuer à travailler en Suisse, pour notre place ici, ma place en tant que Suissesse en France. Le retour à la migration contrôlée, aux cercles d'immigrés, à la distinction entre les "gentils" étrangers et les autres. Parce que j'oubliais de le dire, j'ai grandi comme gentille étrangère dans un pays, les pauvre ressortissants des pays de l'Europe dite de l'Est étaient ressentis comme dignes de se faire une place en Suisse. Un Français aujourd'hui, je n'en suis pas sûre.

Ce billet me trottait dans la tête depuis quelques temps, et aujourd'hui j'ai eu besoin de le partager, même s'il est brouillon, s'il part dans tous les sens, s'il est rempli d'émotions.

La fille de réfugiée que je suis réagit toujours fortement quand elle voit ou entend des histoires de guerre, de fuite, de déchirements de familles. La cousine et copine de jeunes gens ayant vécu la guerre en ex-Yougoslavie que je suis souffre à chaque histoire de guerre. La fille qui a vécu les miradors entre l'Autriche et la Hongrie est parfois prise de maux de ventre quand elle voit un douanier. La fille qui a entendu les bruits de guerre à cent kilomètres à peine du village de ses grands-parents et qui a vu les coupures de courant et le manque de biens de première utilité ne sait pas ce qu'est la guerre au quotidien, mais elle en a une impression. La fille d'un père apatride réfugié dans un pays ne sait pas ce que c'est de ne plus avoir de patrie, mais sait très bien ce que c'est de ne pas se sentir totalement chez soi. Cette fille, cette femme-là espère et se bat pour un village, une ville, une région, un pays, un monde où la vie peut être accueillante, où chacun a le droit d'avoir une place sans que l'autre craigne de perdre la sienne. Je crois que nous avons tous notre place là où nous sommes, dans la mesure où nous nous investissons dans notre vie et dans la vie de la société.

La votation de ce jour semble dire le contraire, mais j'ose espérer que ce n'est qu'une apparence et que l'avenir nous montrera un chemin constructif de cohabitation. J'ose la folie de l'espoir.